Description de la Promenade du Bœuf Gras, à Paris, vers 1855 :
La Promenade du Bœuf Gras, qui a lieu le dimanche, le lundi et le mardi gras, excite au plus haut point la curiosité publique, et attire à Paris les habitants des communes voisines.
Une troupe de marchands d’écrits imprimés crient à tue-tête : L’ordre et la marche du bœuf gras, un sou !… Les rues, les boulevards sont encombrés de curieux qui attendent avec anxiété, qui interrogent pour savoir si la victime doit bientôt passer. Aucune expression ne saurait donner une idée de la passion de ce spectacle. Hommes, femmes, enfants se bousculent, se précipitent brutalement, étourdiment, au risque d’étouffer et de se briser les os. Lorsque le bœuf paraît, des acclamations immenses l’accueillent : Les ah oh ! oh ! ah ! le voilà le voilà ! Toutes les formules d’admiration enthousiastes retentissent à la fois. L’animal, ruminant sa fin et regrettant ses grasses prairies de la Normandie, passe triste et majestueux; il marche à la mort en triomphateur. Par intervalles il relève lentement la tête, et regarde d’un œil plein de dégoût et de mépris la foule en délire qui l’acclame.
La tête du cortège est formée de chevaliers de fantaisie, romains, moyen âge, renaissance, et d’une troupe bruyante de musiciens également travestis. Deux sacrificateurs et des sauvages armés de massue marchent côte à côte du bœuf corné d’or et d’aigrettes, orné de bandelettes. Puis, trainé par quatre chevaux somptueusement harnachés, s’avance un char très-élevé sur lequel trône bouchers et bouchères figurant le Temps, Jupiter, Junon, Mars, Hercule, la Folie. Au milieu des dieux et des demi-dieux, apparaît l’Amour, petit enfant blond et frisé, retenu sur son trône par Vénus, sa mère, et les trois Grâces, les plus belles femmes qu’on ait pu trouver parmi les bouchères de Paris.
Après sa dernière promenade, le bœuf-gras est assommé, puis servi sur les tables des dignitaires.
Cette cérémonie, renouvelée des égyptiens, des fêtes de Bacchus et de la marche triomphale du dieu-bœuf Apis ne manque ni de somptuosité, ni d’éclat, quoi qu’il y ait quelques singularités à voir un préposé à la surveillance des marchés ou un boucher représenter le maître de l’Olympe, dont Homère a dit qu’on froncement de ses sourcils ébranlait le ciel et la terre.
Benjamin Gastineau
Le Carnaval
Gustave Havard, Éditeur Paris 1855