Le Bal des Incohérents
En 1886, un certain nombre de rapins modernistes, de poètes ultra-fantaisistes et de journalistes en belle humeur eurent l’idée d’organiser, dans un petit local de la galerie Vivienne, une exposition encore plus étrange que celle dont les impressionnistes avaient donnée l’exemple. Le succès de cette exhibition « incohérente » fut tel que ceux qui y avaient participé éprouvèrent le désir de se retrouver, et après avoir distrait le public, de s’amuser à leur tour.
Un bal, dans lequel on appliquerait au costume la méthode incohérente qui avait si fort réussi pour la peinture et le dessin fut décidé.
Un succès colossal salua cette joyeuse innovation. Depuis, chaque année, une fête analogue fut donnée la veille de la Mi-Carême. Seulement, comme le nombre des invités augmentait toujours, il fallait chaque fois prendre un plus grand local. Les incohérents dansèrent successivement à l’ancienne salle Frascati, rue Vivienne et aux Folies-Bergère.
C’est dans cet endroit qu’avait été donné, le 10 mars 1887, le troisième bal incohérent. M. Jules Lévy, le grand organisateur de ces diverses fêtes, avait juré que ce bal serait le dernier. Il a tenu ce serment en 1888, mais cette année il n’a pas pu résister au désir de ressusciter une de ces rares réunions o ù l’on s’amuse vraiment.
C’est à l’Éden-Théâtre qu’étaient conviés, cette fois, les incohérents et incohérentes. A minuit et demi, la nuit dernière, les portes s’ouvraient et livraient passage à un premier flot d’invités, pendant que l’orchestre exécutait le Père la Victoire, sous la direction de l’auteur, M. Louis Ganne.
A partir de ce moment, et jusqu’à deux heures du matin, on a pu assister à un défilé ininterrompu de costumes tous plus bizarres les uns que les autres. Notons au hasard : d’abord, le triomphateur de la soirée, un Carnot en habit noir, avec le grand cordon de la Légion d’honneur, d’une ressemblance si parfaite que plusieurs gardes de Paris l’ont salué avec respect. Ils ont dû cependant être détrompés lorsqu’ils ont vu le sosie du chef de l’État faire des doubles en sautant à la corde.
Puis : un Saint-Antoine tenant en laisse un joli petit cochon rose, qui le suivait en trottinant ; un mont-de-Piété, avec sa lanterne et tous ses accessoires ; un squelette se promenant dans son cercueil, accompagné d’un croque-mort avec cette inscription : Porteur d’os à domicile ; de nombreux boulangers, moitié généraux, moitié mitrons ; un « tas de fumier à vendre » fumant des cigarettes ; des poêles mobiles, hommes et femmes ; deux jolies bottes de vrais radis, que tous ceux qui les rencontraient s’amusaient à croquer en détail ; une vache espagnole – tête de ruminant sur buste d’Andalouse ; – un monsieur entièrement vêtu de correspondances d’omnibus de toutes couleurs ; un séminariste astreint au service obligatoire, mélange ingénieux de vêtements ecclésiastiques et militaires ; une Mascarille entièrement habillée de foulards représentants la Tour Eiffel et la nouvelle Bastille ; un invalide porteur d’un superbe bouquet de fleurs d’oranger ; deux merveilleuses d’une inimitable élégance, enfin une nuée de pierrots noirs et de pierrettes de toutes couleurs, genre Willette, de clowns, de danseuses, d’écolières, de petits scolaires, etc.
Tout ce monde s’est trémoussé jusqu’à quatre heures, a soupé, a encore dansé et, lorsqu’il a fallu s’en aller, à six heures du matin, s’est écrié : Déjà !
Le Petit Journal samedi 30 mars 1889