Retrouver la festivité originelle grâce à la règle des 19, la goguette et le bigophone
Au Carnaval de Dunkerque toute la population communie dans la fête, se costume et descend défiler en chantant dans la rue. Un immense bal masqué a lieu. La joie partagée règne partout.
Le Carnaval n’a pas de couleur politique ou religieuse et n’est pas une manifestation à caractère commercial. Les temps forts de la fête à Dunkerque sont le lancer de harengs dans la foule du haut du balcon de l’Hôtel de Ville, le rigodon final, danse assez athlétique, et aussi, les « chapelles » – quand des Dunkerquois reçoivent chez eux pour offrir un coup à boire à quantité de gens y compris des inconnus, – le bal, l’intrigue, le chahut dunkerquois, les hymnes à Cô-Pinard et Jean-Bart.
Le Carnaval imprègne la société dunkerquoise toute entière. Toute l’année on se le remémore, on le prépare, on en parle, on crée de nouvelles chansons. Il influence fêtes d’anniversaires, de mariages.
Ah ! Comme ce serait bien si ailleurs qu’à Dunkerque on trouvait pareille fête !
Pourtant hier, c’était, le cas dans toute la France. Le Carnaval était énorme partout.
Un voyageur américain, Franklin James Didier, écrit en 1817 à propos du Carnaval de Paris : « La splendeur de celui de Paris m’a étonné. J’aime cette mascarade qui change tous les objets, renouvelle tout, et donne à une grande ville l’air d’un théâtre grotesque. »
Cette fête prospérait jadis dans les villes, villages et jusque dans les plus petits hameaux. En 1855, Benjamin Gastineau déconseille de voyager en région parisienne durant la période du Carnaval, car les routes sont sillonnées par de joyeuses troupes de paysans travestis, grimés.
Pourquoi dans la plupart des endroits de France, le Carnaval est aujourd’hui pratiquement disparu ?
Pourquoi existe-t-il toujours largement à Dunkerque et aussi dans les villes alentours comme Bergues, Saint-Pol-sur-Mer ou Malo-les-Bains ?
J’ai commencé à chercher une explication en 1993. J’ai mis dix-huit années pour la trouver.
A la base de la fête, à Dunkerque et aux alentours, on trouve de très petites structures. Elles portent là-bas généralement le nom de « sociétés philanthropiques et carnavalesques », mais en fait il en existe un très grand nombre qui ne portent pas de nom du tout.
Ces sociétés sont la persistance d’une forme d’organisation festive qui existait jadis partout en France et notamment à Paris : la goguette.
Il existait des milliers de goguettes. C’étaient des groupes formés au plan local de gens les plus différents, hommes, femmes et aussi enfants. Il existait très certainement également des goguettes formées uniquement d’enfants. Les goguettes étaient de petits groupes qui se réunissaient ponctuellement pour boire, manger, chanter, créer des chansons, passer un bon moment ensemble.
L’élément absolument fondamental de ces goguettes était le fait qu’elles restent petites. Une goguette ne dépassait pas le nombre de dix-neuf participants. Si on organisait un rassemblement d’ampleur plus importante on risquait de très gros ennuis. C’était interdit, sauf dérogation spéciale, comme le rappelle le Code pénal de 1810 qui limite ainsi les libertés de réunion et d’association :
Section VII. – Des associations ou réunions illicites.
Article 291.
Nulle association de plus de vingt personnes, dont le but sera de se réunir tous les jours ou à certains jours marqués pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouvernement, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société.
Dans le nombre de personnes indiqué par le présent article, ne sont pas comprises celles domiciliées dans la maison où l’association se réunit.
Cette limitation des libertés d’association et de réunion est réaffirmée par la loi du 10 avril 1834 condamnant l’« association sans autorisation de plus de vingt personnes ». Ces lois joueront un rôle essentiel dans l’histoire des goguettes. En pratique, cela se traduira par la restriction de l’ampleur de ces réunions festives et chantantes à 19 personnes maximum. Dans l’ouvrage Promenade à tous les bals publics de Paris, barrières et guinguettes de cette capitale, ou revue historique et descriptive de ces lieux, publié en 1830, est cité le nom d’une « société bachique et chantante de la banlieue », c’est-à-dire une goguette de la banlieue de Paris, frappée par deux très lourdes amendes pour avoir dépassé 19 participants. La situation changera pour les goguettes à partir de février 1835.
À cette « règle des 19 » le chansonnier et goguettier Nicolas Brazier fait allusion en 1832 dans sa description d’une réunion de la goguette des Enfants de La Gloire qui se tient entre 1817 et mai 1821 : « Je m’aperçus que j’étais dans une réunion séditieuse, et je pensai que si le commissaire du quartier venait à faire sa ronde, il pourrait faire évacuer la salle, et envoyer les enfants de la gloire à la préfecture de police. Je comptai combien nous étions ; quand je vis que le nombre ne dépassait pas dix-neuf, c’est bon, me dis-je, nous sommes dans la loi. »
Conséquence imprévue des lois liberticides de 1810 et 1834, celles-ci ont largement favorisé la fête et le Carnaval sans le vouloir. En effet, un groupe festif de moins de vingt personnes présente de précieuses qualités spécifiques très particulières : son unité, sa solidité, son intégrité.
Si vous rassemblez un petit groupe pour une fête, il conserve un caractère uni. Au delà de dix-neuf participants, le groupe naturellement et inévitablement se casse en deux voire plus.
Quand un groupe choisi de rester petit, il n’a pas besoin de règles écrites, locaux, argent, logistique, pour fonctionner. Il échappe aux diverses maladies de l’association : parasitages, dévoiements, concurrences, factions, calomnies, ambitions, profiteurs… Il sait ce qu’il fait, ce qu’il veut, où il va.
À Dunkerque, les goguettes sont restées très petites. Cela vient sans-doute de ce qu’à l’origine elles étaient formées de marins habitués à travailler en équipages de 12 à 25 durant de longues et lointaines campagnes de pêche. Les goguettes dunkerquoises ont aujourd’hui à peine une douzaine de membres. Seules trois ou quatre en ont une cinquantaine. Résultat, le Carnaval est toujours là.
Partout ailleurs les goguettes ont été victimes de leur succès. Pour elles, l’interdiction de dépasser vingt membres ayant disparue après février 1835, on a voulu faire plus grand, plus beau. Le résultat est que les goguettes sont devenues des associations classiques. Avec les faiblesses et défauts inhérents et ont pratiquement toutes disparues avec les Carnavals dont elles assuraient le succès.
Recréons les goguettes d’avant 1835 pour retrouver la joie dunkerquoise de la festivité originelle !
Et pour le Carnaval, dotons-nous de bigophones, ce sympathique et extraordinaire instrument de musique carnavalesque inventé par Romain Bigot en 1881 : on chante dedans des tut-tut-tut et ça fait un raffut effroyable ! Il y avait des milliers de sociétés bigophoniques en France et dans le monde. Faisons-les renaître dans le respect de la règle des 19 !
Basile Pachkoff, Paris le 29 février 2012
Dans Wikipédia, vous pouvez lire un historique détaillé des goguettes : article « Goguette ». Voir une liste de plus de 1100 goguettes : article « Liste de goguettes ». Lire un article sur le bigophone : article « Bigophone ».